samedi 13 novembre 2010

Elvir, by Skynet.


« Merci », dit Elvir à Mme Webert qui lui tenait la lourde porte de verre de l’entrée. Mme Webert était la concierge de l’immeuble qu’Elvir habitait. Elle n’avait pas d’âge ou plutôt, personne n’avait jamais pris la peine de comptabiliser le temps qu’elle avait passé là, derrière la vitre de sa loge, à sourire aux locataires, à distribuer le courrier ou à passer la serpillière dans les couloirs vert anis des étages. Mais Elvir se souvenait que l’année passée, il avait offert une carte d’anniversaire à Mme Webert. Elle était jolie, la carte. Elle était bleue, avec un grand 21 doré et brillant. Mme Webert avait souri, et ses yeux humides avaient ri. C’était beau quand ses yeux riaient: ça lui effaçait les rides. Elvir aimait bien Mme Webert : cette année il lui offrirait la même carte.

Précautionneusement, Elvir déposa le bel aquarium rond sur le coin de la table en mosaïque de sa minuscule cuisine. Il venait de monter six étages sans quitter des yeux l’eau du bocal. Elvir s’accroupit pour avoir le nez à hauteur de la table. Un poisson rouge. Il en avait tellement rêvé. Elvir se redressa et attrapa sur l’étagère bleue un petit château miniature « Souvenir de la Loire » en céramique. Il le rinça sous l’eau claire du lavabo et le plongea dans l’aquarium. « Comme ça, tu seras toujours un peu en vacances » lança-t-il en direction du bocal. « J’aurais préféré Versailles » entendit-il. Elvir décida de ne pas prêter attention à ces enfantillages aquatiques et enfila un pull: il avait promis à Mme Webert de l’aider à prendre les poussières chez M. Henry, locataire du troisième. M. Henry était un ancien écologiste qui refusait furieusement de mettre les radiateurs de son appartement sur plus de deux. Prétextant que ce n’était tout de même pas la mer à boire ! Et qu’à la mer, ça lui faisait drôlement du bien de ne pas voir débarquer tous ces pétroliers sur ses plages.
«  _Tu n’as pas oublié ton pull cette fois, Elvir. C’est bien. J’ai eu peur que tu prennes froid mercredi passé. »
« _ Désolée du retard Mme Webert. Mais j’ai dû installer Jules. »
« _ Jules ? Qui est Jules, Elvir ? », interrogea la concierge, emmitouflée dans trois écharpes.
« _Mon poisson rouge, Mme Webert ! Vous ne l’avez pas vu lorsque vous je suis rentré tout à l’heure? » La vieille dame se mordit les lèvres puis fit un grand sourire au jeune garçon.
« _Si, Elvir, je n’y pensais déjà plus...… » Elvir pensa que Mme Webert devrait manger plus de poisson. C’est un docteur à la télévision qui l’avait dit. C’est bon pour la mémoire, le poisson.
« _Dis-moi, tu auras besoin que je t’aide pour ton poisson ? » Elvir pensa d’abord que ça ferait sûrement plaisir à Mme Webert de pouvoir s’occuper de Jules mais, au souvenir de sa dernière pensée, il changea d’avis et fit non de la tête. Après avoir finit le ménage chez M. Henry, Elvir remonta les 62 marches qui le séparaient de son appartement.

Il enleva son pull bleu marine en grosse laine et le lança sur le vieux fauteuil de cuir du salon. Il se dirigea vers la cuisine et attrapa un cube de vers congelés dans le frigidaire. « Jules, es-tu toujours si désagréable ? » Jules continua à se plaindre des tons de la pièce qui, selon lui, manquait de bleu, critiqua vivement la mosaïque de la table et trouva que son eau était trop chaude, les vers pas suffisamment frais et dit même que si c’était comme ça il préférait encore appeler la SPA. Elvir écouta calmement toutes les doléances de son poisson et à 23h03, trouva enfin le temps d’aller se coucher.

À sept heures pile, le lendemain, Mme Webert s’attendait à entendre le son cliquetant des claquettes d’Elvir qui descendrait comme à son habitude les 124 marches pour l’embrasser et partir à son cours de danse. Mais Elvir arriva avec 4 minutes de retard et un regard fatigué. La concierge le questionna tout en rattachant les boutons de la chemise du jeune garçon qui, à partir du troisième, étaient tous décalés. Elvir lui raconta sa soirée et ponctua son récit de plusieurs bâillements étonnamment longs. Elvir parti, Mme Webert monta à son appartement et ouvrit les rideaux en grand pour faire entrer la lumière dans le trois-pièces d’Elvir. Les rayons vinrent éclairer l’aquarium ou flottait le cube décomposé de vers. La vieille dame vida l’eau dans l’évier et, après avoir soigneusement nettoyé le bocal, le remplit à nouveau et y redéposa le château. Elle descendit ensuite jusque chez M. Henry et prit dans le grand aquarium à néon du living une petite algue verte à reflet bleu. M. Henry ne se fâchera pas. Mme Webert proposera de faire son ménage gratuitement la semaine prochaine en échange. Les jours passèrent et chaque matin, après le départ d’Elvir pour ses activités quotidiennes, la brave concierge reproduisait exactement les mêmes gestes.

Un soir, Elvir vint trouver Mme Webert son aquarium dans les bras. « C’est Jules, Mme Webert ! », sanglota le garçon. Elle le fit entrer, l’assit sur un gros fauteuil en daim rose et lui servit un chocolat chaud. Sans vouloir lâcher le bocal, Elvir passait sa fureur, désespéré, en maudissant ce poisson qui était un vrai « poison » et qui ne le laissait jamais tranquille! Elvir n’en voulait plus mais ne voulait pas l’abandonner « parce que ça c’est vraiment trop méchant » ne cessait-il de répéter en pleurs. Mme Webert, qui portait un peignoir fleuri, et des bigoudis dans ses longs cheveux gris, expliqua la solution avec sa patience de vieille dame à Elvir. M. Henry avait un bel aquarium. Jules sera le bienvenu parmi ses pensionnaires. Si Elvir le désirait, ils pouvaient l’y amener maintenant.

Dans son lit, Elvir s’inquiéta de la réaction de M. Henry quand il verrait Jules. Mais M. Henry ne fit jamais allusion à un poisson parlant dénommé Jules. M. Henry n’était ni un jeune garçon trop seul, ni une vieille dame compatissante : il ne voyait pas les poissons imaginaires…

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